Dehors sous un arbre
Il avait plu pendant les trois derniers jours, de grosses gouttes dont les impacts résonnaient sur le toit et les fenêtres de l'appartement d'Alice. Elle n'étais pas confinée seule, mais sans possibilité de retrouver Ethan à l'extérieur comme à leur habitude depuis le début du confinement elle commençait à se sentir à l'étroit. Discuter sur Instagram ça allait cinq minutes mais ni l'une ni l'autre n'étaient du genre à parler de choses vraiment importantes par messagerie instantanée. Alors quand le ciel s'était enfin découvert et que la température était remontée, les deux ami⋅es n'avaient pas attendus pour fixer un nouveau rendez-vous. Et Ethan était en retard.
Alice l'attendait depuis un bon quart d'heure, debout à l'ombre d'un arbre et avait déjà refait son attestation de sortie pour décaler le temps perdu. Jamais aucun flic ne circulait dans son quartier, mais elle avait bien assez peur de la tête qu'un agent ferait en voyant sa carte d'identité et elle ne voulait pas risquer d'avoir un motif supplémentaire pour finir en garde à vue avec des côtes pétées. Elle sursauta en sentant quelque chose effleurer sa taille et laissa échapper un « Oh quel con ! » en même temps qu'un éclat de rire quand elle reconnu Ethan.
– Pas déso, t'avais l'air tellement concentrée que j'ai pas pu résister, fit-il en se tenant les côtes. On s'installe ?
– Si tu veux avoir le cul mouillé fait toi plaisir, j'ai pas pensé du tout que l'herbe serait trempée après trois jours d'averse…
Ethan avait déjà sorti son drapeau bleu rose et blanc pour le disposer par terre et s'asseoir, au sec, dessus. Il regardait Alice en souriant. « Il y a pas de place pour que tu t'asseyes avec moi en respectant la distance de sécurité, mais… » En disant ça, il avait sorti un rectangle de tissu violet dont la vue provoqua une inspiration d'étonnement chez Alice. Elle savait où ce drapeau était normalement accroché, et comment il était accroché. Il avait du demander à son voisin du dessous pour emprunter son escabeau et se tenir en équilibre pour enlever les agrafes murales qui le tenaient attaché à la sous-pente de son salon. « Je me suis dit qu'après le LDoV tu voudrais volontiers poser tes fesses sur un symbole lesbien. »
Elle s'assit à un mètre à côté de lui en souriant, les yeux pleins de gratitude. Alors qu'elle regardait le parc vide, elle eu conscience du silence autour d'elleux. Elle constata, l'air un peu inquiet, « Ben tu dis rien. Ça va ? » Ethan avait l'air grave. Ou plutôt, plus sérieux que d'habitude. Il répondit avec cet air neutre qu'Alice connaissait par cœur : « Je sais pas trop. Je me pose des questions de nouveau. Peut-être que je vais arrêter la T, je sais pas. »
Ce n'était pas la première fois qu'il abordait le sujet et ce qui inquiétait le plus Alice c'est que non seulement ça devenait plus récurrent mais que les réponses n'avaient pas l'air plus proches, ou plus compréhensibles avec le temps. Il lui expliquait toujours qu'il avait de plus en plus de mal avec la façon dont il était perçu par les gens qui le rencontraient pour la première fois, celles et ceux qui ne l'avaient pas connu avant. Qui ne savaient pas, en fait, et qui pensaient qu'il était l'un d'entre eux. On lui coupait moins la parole, on lui accordait plus de crédit, il avait toujours peur de rentrer seul, il crevait même de trouille à l'idée d'être découvert, mais il était bien forcé de constater que plus personne ne l'emmerdait dans la rue depuis longtemps. Les gens le prenaient pour un gars normal. Ça le rongeait parce qu'il espérait parvenir à ne pas être complice des autres. Il savait ce que ça voulait dire quand il voyait une meuf enfoncer ses mains dans ses poches et accélérer le pas la nuit parce que la rue est déserte et qu'il marche plusieurs mètres derrière elle. Il avait fait une croix sur les marches de nuit depuis qu'il avait été abordé maladroitement par cette meuf du service d'ordre, qui était visiblement aussi gênée que lui en lui demandant si il savait ce que « cisgenre » voulait dire, une manière pour elle de s'assurer qu'il avait bien le droit d'être là. Il voulait détruire le genre. Pas devenir un homme cis.
Et Alice comprenait, dans une certaine mesure. C'est pour ça qu'elle avait transitionné. Exactement pour ça. Elle voulait détruire le genre, et arrêter d'être un homme cis. Ce qu'Ethan lui racontait dans ces moments elle l'avait vécu, et c'est même ce qui l'avait convaincue qu'elle n'était pas un homme. Mais Ethan en était un, il ne pouvait pas faire machine arrière. Elle comprenait le besoin de transitionner, mais elle ne voudrait pour rien au monde avoir à faire une transition masculinisante. Avoir fait l'expérience du sexisme, de toute la violence, de tous les traumas et en même temps ne pas supporter de vivre autrement qu'en faisant partie de la population responsable, en étant associé à… ça. Elle avait essayé de s'éloigner doucement de ce qu'on appelait la masculinité, de se rendre plus androgyne mais rien n'y avait fait. L'ambiguïté ce n'était pas assez, il n'y avait que les pronoms féminins qui la rendaient heureuse, il fallait qu'on sache, au premier coup d'œil, qu'elle était une femme. Ça lui faisait une belle jambe de savoir intimement qu'elle n'était pas un homme si elle était encore constamment traitée comme tel par les gens.
– Je sais que tu peux pas m'aider. T'es sûrement la moins bien placée pour le faire après ce que t'as vécu. Mais les autres… J'ai l'impression qu'au moins tu cherches à me comprendre.
Son visage était trempé de larmes. Les autres. La première réaction d'Alice avait été de le rassurer sur le fait qu'il n'était pas un mec cis, qu'il n'allait pas en devenir un. Elle le lui avait dit pendant le groupe de parole où iels s'étaient rencontré⋅es et la discussion s'était instantanément enflammée autour d'eux. Ou plutôt Alice s'était faite unanimement lapider par à peu près tout le monde autour. Bien sûr que si, les mecs trans sont des mecs. Qu'est-ce qu'elle dirait, elle, si on lui disait qu'elle était pas une femme ?
Elle serrerait les dents. Voilà ce qu'elle ferait. Et ensuite elle irait trouver un endroit où pleurer seule. Comme elle l'avait déjà fait trop de fois. Alice ne pouvait pas aider son meilleur ami à être un homme qui ne serait pas vraiment un homme parce qu'elle avait besoin d'être vraiment une femme. La violence que les femmes comme elle subissaient était causée par toutes les personnes qui considéraient qu'elles n'étaient pas vraiment des femmes et qui avaient décidé de le leur faire savoir, quitte à aller jusqu'à abandonner leur cadavre dans un fossé.
Alice s'en voulait de le voir dans cet état et de se sentir aussi impuissante. Mais tout ce qu'elle pouvait faire à ce moment, c'était de s'assurer qu'il n'y avait personne aux alentours, de prendre son ami dans ses bras et de lui promettre qu'elle serait toujours là pour lui.